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vendredi 21 juin 2013

Peut-on encore lire ? Participez à la conversation...

J'ai le plaisir d'annoncer la publication de Peut-on encore lire ? en collaboration avec Marc-André Fournier à son enseigne des Guides MAF.
De quoi s'agit-il ?
La
description du livre sur la boutique d'iTunes est la suivante et elle est juste : 
 

"Le livre numérique n'est pas qu'une question de support. Il soulève aussi des questions d'écriture, de lecture.
Deux points de vues sont proposés dans cet ouvrage.
L'un, empirique, dévoile les voies explorées par un auteur hypermédia pour aborder de nouveaux continents.
L'autre, réflexif, se pose la question du devenir de la lecture au regard des expériences menées aujourd'hui, du patrimoine littéraire existant.".

Le premier point de vue, celles et ceux qui suivent l'actualité des mutations à l'oeuvre dans le monde du livre et de la lecture l'auront compris, est celui de Marc-André, le second est le mien, celui d'un prospectiviste du livre qui n'est ni dans le camp de ceux de l'imprimé ni dans celui de ceux du numérique, mais qui se questionne et interroge ses contemporains sur le devenir de la lecture au cours de ce 21e siècle.
  
 
Je précise en introduction de ma partie intitulée L'Auteur en Prométhée de quoi il retourne en vérité.
" Cela fait quelques années que je suis attentif au travail de Marc-André Fournier et qu’il m’entretient de temps en temps de l’avancée de ses travaux et de ses explorations d’auteur pour utiliser les outils informatiques au service de son inspiration et de son projet.
Mais quel est-il ce projet ?
Ce serait un projet global d’écriture dont la ligne, oserais-je dire : “politique”, et définie avec mon vocabulaire et d’après mon point de vue, serait peut-être la suivante : prenant acte des changements des pratiques de lecture dans nos sociétés du 21e siècle, où les écrans deviennent les principaux supports et où l’image animée et sonorisée supplante le texte, l’auteur se doit d’écrire, non plus pour des lecteurs, mais pour des “médianautes”, l’écriture doit d’emblée être multimédia et ces apports autres que le texte sont des enrichissements.
Dans une société française pourvue d’un ministère de la culture et de la communication, au sein duquel le livre et la lecture relèvent d’une direction générale des médias et des industries culturelles, la posture pourrait certes être d’avenir, si elle ne se heurtait d’entrée de jeu à plusieurs obstacles.
[...]
J’observe donc ainsi depuis quelques années les efforts de Marc-André Fournier pour parvenir à cette écriture, j’observe avec sympathie, mais cependant, je le reconnais, avec une certaine réserve aussi.
Pourquoi ?
Je suis intéressé, mais je ne suis pas séduit.
Pourquoi suis-je réservé, alors que l’ambition et les efforts qu’il produit sont louables et a priori qu’ils se déploient dans une perspective qui devrait séduire un chercheur en prospective du livre ?
C’est en somme pour éclaircir cette zone d’ombre que j’ai accepté de répondre favorablement à son invitation de réagir ici à son texte “Une écriture pour Médianautes”.
Notre conversation au long cours, entrecoupée régulièrement de quelques mois sans nouvelles l’un de l’autre, sinon de se suivre par l’entremise de nos blogs respectifs et des réseaux sociaux, et se renouant toujours à Saint-Germain-des-Prés à une terrasse de café en lisière du jardin du Luxembourg, cette conversation pouvait-elle, peut-elle, demeurer stérile ?
N’aurait-elle aucun sens ?
Parlons-nous lui et moi de la même chose ?
Ou bien n’est-ce qu’un dialogue de sourds ?
C’est vous, lecteurs de ce petit essai à quatre mains et deux claviers, qui pourrez peut-être nous le dire…
"
(Extrait de l'introduction de ma partie, en réponse au texte Une écriture pour médianautes de Marc-André Fournier).
 
Ne nous ménagez pas vos critiques, elles nous font progresser. Merci.
  
Photos, de haut en bas : couverture du livre, captures d'écrans des deux parties, Lorenzo Soccavo à la terrasse de la brasserie Le Rostand face au Jardin du Luxembourg, photo DR Cathy Legendre.
 

dimanche 2 juin 2013

Quand serons-nous à la hauteur de la lecture ?


 
"Les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles" écrivait Arthur Rimbaud, dans sa fameuse Lettre du Voyant, le 15 mai 1871.
 
De fait leurs iPad, leurs Kindle, et leurs joujous pour lire ou, parfois, faire semblant, que sont-ils ?
Sans doute des gramophones comparés à ce que sera véritablement le dispositif de lecture du 21e siècle, ou du suivant...
Je l'espère.
Considérons le saut technologique entre une tablette d'argile et un rouleau de papyrus, considérons le saut technologique entre un rouleau de papyrus et le codex, un livre constitué de cahiers de feuilles reliés entre eux et protégés par une couverture. Considérons le passé et ayons honte.
Et (paraphrasant Apollinaire) pour tenter, sinon une rénovation du livre, du moins un effort personnel, je pense qu’il faudrait revenir à la nature même des civilisations de l'écrit, mais sans l’imiter à la manière des photographes : "Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir." (Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias - Préface).
 

jeudi 1 septembre 2011

Retour à une lecture hallucinatoire ?

Le 21e siècle serait-il celui d'un retour à la lecture hallucinatoire des temps archaïques ?
Je m'explique...

Il m'a semblé intéressant de mettre en parallèle les deux vidéos ci-dessous ;-)
La première présente le récent système de Booktrack pour ajouter des bandes sons aux ebooks et fait ces jours-ci débat sur la Toile...
La seconde présente une gravure ancienne qui suit en l'illustrant le célèbre poème symphonique de Smetana : "La Moldau", du nom du grand fleuve tchèque (Vltava).
Cette gravure représente en l'illustrant ce que le poème symphonique évoque. Elle part des sources du fleuve, dont elle suit le cours jusqu'à Prague et sa forteresse, en passant par les différentes scènes du poème symphonique : passage d'une chasse à courre, noce villageoise, ondines dans le courant au clair de lune...
Ici musique, gravure et partition sont liées. La gravure porte de petites représentations des différents groupes d'instruments de l'orchestre aux moments où ils jouent. Des nombres indiquent les mesures sur la partition et des inscriptions en italien précisent les nuances et les indications de tempo.
Une source d'inspiration pour des éditeurs pure-players ?
Je me souviens qu'Alberto Manguel rappellait dans son "Une histoire de la lecture" (N.B. l'extrait proposé à ce lien est pertinent par rapport au sujet qui nous occupe ici ;-) que le psychologue américain Julian Jaynes a émis l’hypothèse que : « Lire pendant le troisième millénaire avant notre ère revenait […] à entendre les cunéiformes, c’est-à-dire à imaginer le discours de façon hallucinatoire en regardant les signes qui le symbolisent, plutôt qu’à reconnaître visuellement les syllabes de la façon qui est la nôtre. ». A méditer !





lundi 6 décembre 2010

Pourquoi lire vs le destin technologique de la lecture

Avec acuité et non sans humour, Charles Dantzig, déjà auteur, entre autres, d'un "Dictionnaire égoïste de la littérature française", vient de publier, une nouvelle fois chez Grasset, un opus titré : "Pourquoi lire ?"
L'ouvrage aborde parfois entre les lignes les questions qui nous préoccupent ici et maintenant, et plus particulièrement dans un chapitre de quelques pages intitulé : Lire sur autre chose que du papier en volumes (pp. 230-232).
S'il pointe juste en posant la question : "Le code d'Hammourabi était-il plus dur parce qu'il était en pierre ?",  Charles Dantzig ne peut cependant s'empêcher de finir l'ensemble de son essai sur une tonalité apocalyptique, voyant dans le destin technologique de la lecture un triomphe des écrans.
Cette fin me laisse songeur, me fait repenser à ce que j'écrivais moi-même il y a quelques jours à propos du roman d'anticipation d'Orwell (1984) : "Le roman d’anticipation 1984, ne s’appelle 1984 que parce qu’Orwell l’a écrit en 1948. Au regard des transformations que nous vivons, ou dont nous pouvons être les témoins directs ou indirects, je me demande très sérieusement si cette contre-utopie (dystopie) ne serait pas prémonitoire ( ?). De l’à-venir. En 2984 ? J’ai toujours lu "1984" de Georges Orwell en pensant à "Fahrenheit 451" (de 1953) de Ray Bradbury. (Et je compte relire "Le messager" d’Eric Bénier-Bürckel.)."

L'énigmatique final du livre de Dantzig

"Et quand l'objet en papier aura disparu, pour la satisfaction douloureuse des amers qui diront : je l'avais prédit, nous répondrons : et alors ? Nous ne lisons plus les rouleaux de Rome, seuls quelques érudits savent qu'ils ont existé, et la littérature romaine demeure, en partie. Plus noirs que ces amers, on dira que l'informatisation servira encore mieux les puissants, qui pourront ranger l'humanité dans des appartements toujours plus petits, puisque plus besoin de bibliothèques et tout dans iPad, et que, un jour, quand tout cela sera réduit à un tout petit point rouge, il clignotera fébrilement, puis, hoquetant de moins en moins,
il
s'éteindra."
[Je respecte la mise en page ;-)]
Et Dantzig de conclure :
"Ne lisant plus, l'humanité sera ramenée à l'état naturel, parmi les animaux. Le tyran universel, inculte, sympathique, doux, sourira sur l'écran en couleurs qui surplombera la terre."
En 2984 ?

lundi 30 août 2010

Retour d’Ouessant. Pandémie Apple. Démangeaisons de Tweets.

Dans le cadre des journées numér’ile 3, j’ai eu le plaisir de participer, modestement, comme simple animateur de deux échanges (d’abord, Ce qu’Internet change au récit du monde, le 20 août dernier, qui réunissait François Bon, Thierry Crouzet et Arash Derambarsh, puis, en off le 21, sur le thème : Edition numérique, mode d’emploi, avec diverses interventions spontanées) à la 12e édition du Salon international du livre insulaire à Ouessant.

Avant un petit débriefing tout personnel, je tiens à remercier tout particulièrement Isabelle Le Bal, présidente et organisatrice du Salon, et Jeanlou Bourgeon, organisateur et agitateur d’idées des 3e Rencontres numér’ile, nouveaux univers des médias et des éditions en réseaux.
Amicales pensées également pour : Lise Hascoët (dont un dessin illustre ce post), à Gwenn Cathala des éditions Numerik:)ivres, ainsi qu’à Sophie Le Douarin-Deniel de bookBéo, Clément Monjou et Alexis Jaillet du blog eBouquin.fr, et enfin, tout particulièrement, pour Isabelle et Thierry Crouzet, Sara MC Doke et Yal Ayerdhal, avec lesquels j’ai pu échanger plus longuement sur les problématiques de l’édition contemporaine et numérique.
Conclusion ? Je suis rentré satisfait, mais inquiet.
Inquiet pour le livre et pour la lecture.
François Bon (lequel à mon avis devrait donner en spectacles ses passionnantes et passionnées lectures de Rabelais), a, évidemment, apporté de bien intéressantes contributions (sur lesquelles je reviendrai dans quelques instants), mais nous pouvons regretter cependant qu’il ait été le seul représentant d’une maison d’édition numérique francophone (Publie.net), alors qu’avec la BD numérique nous pouvons en dénombrer une petite trentaine. Numerik:)ivres n’a pas été présent en tant qu’éditeur et les éditions Leezam, inscrites au programme, absentes.
Je regrette aussi les passages bien trop rapides de Michèle Drechsler et de Bruno Rives que j’ai à peine eu le temps de saluer ; ainsi que d’Arash Derambarsh des éditions du Cherche-Midi, et du digiborigène David Queffélec qui nous ont fait l’amitié de participer à ces deux débats, que je n’avais au fond pas besoin d’animer, tant ils l’étaient spontanément, avec « Des égos parfois surdimensionnés [qui] s’entrechoquent, se frottent, se télescopent » (dixit avec justesse Thierry Crouzet), et tant et si bien que je me suis ainsi réellement retrouvé au fond dans ce rôle énigmatique de “Grand Témoin” auquel m’avait assigné l’organisation.

De quoi peut témoigner un grand témoin ?
En exergue de mes propos je souhaiterais ici cette déclaration d’Albert Camus, et je profiterais de l’occasion pour signaler que ce gros livre imprimé (Albert Camus, une vie, par Olivier Todd, Folio, 1999, 1190 pages, et à ma connaissance inexistant en version numérique) que l’on voit à côté d’une tablette Kindle sur la photographie prise par Alexis Jaillet, est le livre que je lisais alors. J’ai dit.

Et voici donc ces mots de Camus, en écho à nos quelques échanges avec Thierry Crouzet notamment : « Si l’homme veut être reconnu, il lui faut dire simplement qui il est. S’il se tait ou s’il ment, il meurt seul, et tout autour de lui est voué au malheur. S’il dit vrai au contraire, il mourra sans doute, mais après avoir aidé les autres et lui-même à vivre. » (Page 484).
Alors qu’ai-je à dire de vrai ici ?

De ces journées ouessantines, il ressort pour moi, mais peut-être ne serait-ce qu’une impression engendrée par une insularité énigmatique, que l’édition numérique relèverait davantage, dans les esprits de beaucoup,  du fantasme futuriste et communautaire, que des réalités économiques qui nous sont imposées par le marché et par les industries de l’électronique et du divertissemement.
Les effets mirages induits par le design d’une certaine marque notamment, et par les facilités que semblent apporter certaines nouvelles technologies, ou certains services qui leurs sont associés, leurrent, je pense, trompent, et nous font oublier les réalités humaines et socioéconomiques du passage de l’édition imprimée à une édition… numérique ?
Pour ma part l’édition numérique ne m’intéresse pas.
Ce qui m’intéresse c’est l’édition du 21e siècle, celle que nous laisserons en héritage à nos descendants du 22e siècle.

Débriefing : explication de titre
Ainsi, j’observe que progressivement, mais assez paradoxalement à la fois lentement et rapidement, selon les repères que l’on se propose, dans le décor de tous les jours s’installent, davantage que des outils nouveaux, de nouvelles pratiques de communication entre membres de la communauté humaine.
Et alors que je me faisais une joie de passer déconnecté ces quelques journées ouessantines, fort éloigné de mon ordinateur et de tous types d’écrans, j’ai, pratiquement en permanence, été encerclé d’iPhone, d’iPad et de Mac, le tout dans un bourdonnement de tweets incessant.

Mon objectif n’est pas ici de revenir d’autorité et après coup sur les échanges publics qui ont pu avoir lieu durant ces cinq jours, intéressants et enrichissants (intellectuellement j’entends) à plus d’un titre.
Les contributions pertinentes de François Bon, à la discussion du 20 août : “Ce qu’Internet change au récit du monde” (avec cette question essentielle qu'il pose : « Comment avancer dans l’imprédictible, sachant que cet imprédictible emporte avec lui […] une part radicale de ce qui nous définit comme culture, avec le rêve, l’imaginaire, la pensée réflexive ? »), et à celle du 22, “De l’auteur comme écosystème”, sont intégralement en ligne.
J’espère que sera mise également rapidement en ligne celle, toute aussi pertinente, du dimanche 22 août (sur le thème : Livre numérique et droits des auteurs), de Henry Le Bal.
Ces interventions ont pour moi le grand mérite de ne pas s’illusionner et de s’inscrire dans une transhistoricité qui, comme vous le savez peut-être, est une des perspectives essentielles de la prospective du livre et de l’édition (voir Le livre et la lecture au 21e siècle : des enjeux d’universalité).
N.B. : un site dédié à ces 3e Rencontres numér’ile et reprenant l’intégralité vidéo des échanges devrait être prochainement mis en ligne.

Dans quel état j’erre se dit le livre ;-)
L’empilement des versions (la troisième pour le Kindle d’Amazon) et des mises à jour informatiques, ne serait-il pas une version technolâtre des empilements de pierres, des empilements de tablettes, puis de pages, qui donnèrent naissance à l’interface des codices ?
Comme une auditrice des échanges d’Ouessant le rappelait, les réseaux épistolaires datent de plusieurs siècles.
Et à peine rentré de Bretagne je découvre que les SMS datent eux (au moins) du 19e siècle (Des SMS du XIXème siècle).

J’ai souvent souligné pour ma part que vers l’an 400, des moines avaient inventé… le Web 2.0, avec un système de “blogs” manuscrits qui permettaient à chacun d’écrire et de diffuser ses propres textes, commentés ensuite par des lecteurs, dont les commentaires pouvaient à leur tour être commentés.
Une pratique collaborative, à vocation universelle avec l’emploi du latin, qui permettait déjà d’amender, de modifier, de compléter, d’enrichir un texte tout en gardant traces des différentes versions et de l’exemplaire original (comme sur Wikipédia).
Ces moines ont été plus loin que les scribes fonctionnaires de l’Antiquité. Ils ont inauguré une gestion participative des textes, non plus dans la conversation ou le dialogue, mais, par écrit. Ils ont développé une gestion communautaire au fil de laquelle : l’auctor rédigeait ses propres idées, le compilator intervenait comme agrégateur (RSS), ajoutait au texte initial des compléments d’informations provenant d’autres sources, d’autres auteurs ; le commentator commentait, et certains commentaient les commentaires et commentaient les commentaires des commentaires et cetera, comme sur les blogs exactement ; tandis que le scriptor, jouait le rôle de Wikipédia en retranscrivant tout ceci : les différentes versions successives d’un texte original en perpétuelle construction. Le Web 2.0 sans informatique ni électricité ! En tous cas l’idée était là.
Comme l’idée de l’hypertexte était présente dans Le Diverse et artificiose machine, paru à Paris en 1588, ouvrage dans lequel l’ingénieur italien Agostino Ramelli représentait un astucieux système de deux grandes roues parallèles, reliées entre elles par une douzaine de lutrins, sur lesquels reposaient des livres ouverts : La Roue à Livres. Il suffisait qu’un lecteur s’asseye devant, lise et fasse tourner la roue, pour passer aisément d’un livre à l’autre.
Même ce sentiment d’infobésité (surinformation ou information overload) que nous ressentons parfois fut déjà décelé et explicité dès 1621 par le dénommé Robert Burton.

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication n’ont rien inventé d’essentiel.
Elles ont seulement facilité certaines choses (voir illustration).
Et la question doit se poser de ce que ces facilités apparentes et monnayables charrient en termes d’addiction et d’asservissement.
En quoi nous sont-elles réellement utiles et en quoi ne servent-elles que de cheval de Troie à des régies publicitaires ?

lundi 15 mars 2010

Comment nommer les machines à lire ?

Au-delà les problèmes de définitions, notamment juridique et fiscale, du livre numérique, se pose avec de plus en plus de force la question de comment qualifier génériquement la multitude d’appareils qui ont pour fonction, parfois parmi beaucoup d’autres, de permettre la lecture de ces livres numériques précisément.
Ne serait-ce qu’en implications marketing, nommer ces objets va influencer le marché et orienter les pratiques de lecture du siècle.
Les appeler “liseuses”, terme lancé en France par Virginie Clayssen (Directrice adjointe du développement numérique chez Editis et Présidente de la Commission numérique du SNE Syndicat National de l'Edition) me semble risqué. C’est en partie valider de fait ces machines comme des machines à lire, sans tenir forcément compte de la manière dont elles vont certainement influencer et orienter l’évolution des pratiques de lecture dans les décennies à venir. C’est un peu leur donner un blanc seing.

Affordance de l’iPad en question

C’est l’affordance qui est ici en fait questionnée. (Pas le blog éponyme d’Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en Sciences de l'information et de la communication, et dont je profite de l’occasion pour recommander la lecture : Affordance.)
L’affordance est la capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation (Wikipédia). Qu’en est-il donc alors de l’affordance de ces machines à lire ? Tant des tablettes e-ink / e-paper présentées dans l’eBook Reader Matrix que de ce fameux iPad ?
Le concept d’affordance serait particulièrement intéressant à étudier je pense, dans le contexte actuel de mutation des interfaces de publication, de lecture et d’écriture, sous ses aspects de psychologie de la perception, de design, et d’interaction homme-machine (dans le sens où je parle souvent d’interfaces i2L, interfaces Lecteurs/Livres).

iPad vs eBook

L’iSlate tant attendu s’est appelé iPad lorsqu’il est apparu. Quant aux différences de fonctions ainsi induites par le changement entre nom supposé et nom imposé, l’effet est certes subtil, mais peut-être pas négligeable. Cela pourrait se discuter. Mais là n’est pas le plus important je pense. L’important c’est qu’un “pad of paper” c’est un bloc notes, pas un livre. Nous retrouvons bien, dans cette dénomination iPad, ce qui se joue actuellement dans la redéfinition des pratiques d’écriture et de lecture : un déplacement du centre de gravité et une (con)fusion des usages.
Le terme e-book, forgé en 1998 au sein de la société américaine NuvoMedia qui, depuis la Silicon Valley, allait lancer en 1999 les deux premiers lecteurs d’e-books (le Rocket eBook et le Softbook), ce terme e-book reste, plus de 10 ans après son invention, toujours approximatif dans son emploi, tantôt désignant le contenu (le fichier texte qui est lu), tantôt le contenant (l’appareil).
Le terme québécois livrel (construit sur le modèle de courriel) semble davantage fixé pour désigner les contenus. Des diverses appellations poétisantes comme, par exemple, “baladeur de textes” de Pierre Schweitzer, pour nommer son projet @folio en 1996, ou “Lyber” de Michel Valensi des Éditions de l’Éclat, et au rang desquelles j’ai tendance à mettre également “liseuse”, c’est encore ce “livrel” de nos amis québécois qui fonctionnerait le mieux.
La définition proposée en 2000 par Emmanuelle Jéhanno dans son ouvrage : Enquête sur la filière du livre numérique (éditions 00h00), et que nous pourrions résumer ainsi :
On parle d’e-book, ou livre électronique, quand il y a, à la fois :
- Un contenu numérisé
- Un support de lecture électronique
- Un logiciel de lecture dédié ; si elle clarifiait les choses en 2000, ne fait en 2010 qu’entériner la confusion née dans ces années là, étrangement proches et lointaines à la fois.
En septembre 2002, Marie Lebert dans Le Livre 010101, aux éditions Numilog, rapportait cette déclaration, pertinente et toujours à méditer, de Pierre Schweitzer : « J’ai toujours trouvé l’expression livre électronique très trompeuse, piégeuse même […]. Car quand on dit livre, on voit un objet trivial en papier, tellement courant qu’il est devenu anodin et invisible... alors qu’il s’agit en fait d’un summum technologique à l’échelle d’une civilisation. […] Quand on lui colle [au livre] électronique ou numérique derrière, cela renvoie à tout autre chose : il ne s’agit pas de la dimension indépassable du codex, mais de l’exploit inouï du flux qui permet de transmettre à distance, de recharger une mémoire, etc., et tout ça n’a rien à voir avec le génie originel du codex ! C’est autre chose, autour d’Internet, de l’histoire du télégraphe, du téléphone, des réseaux... »

Alors comment nommer les machines à lire ?

Des acteurs des industries de la communication, comme Apple ou Google, par exemple, pourront certainement user de leur puissance en ingénierie sociale pour imposer l’air de rien une dénomination sexy apte à séduire les consommateurs. Ce ne sera pas la première fois qu'un nom de marque ou de fabricant s'imposera pour désigner un objet appelé à devenir quotidien. Rappelons-nous Frigidaire, Kleenex, Caddie, ou encore Cocotte minute, marque déposée de SEB.
Cette situation dans laquelle, nous autres lecteurs, nous nous retrouvons aujourd’hui en 2010, me rappelle ces quelques mots d’Albert Bensoussan, dans sa présentation du chef-d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude (Collection Points Poche éd. du Seuil) : « Là, tout sera à créer et l'on vivra le déchiffrement des premiers jours du monde, car "beaucoup de choses n'avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt". Et voilà l'humaine condition installée dans l'Histoire, dans la contingence, dans le devenir et le cyclique... » Oui, en effet ;-)

lundi 22 février 2010

Lire sur iPad ? Conditions et conséquences…

J’avais eu le plaisir, le soir même de la sortie du tant attendu iPad, de donner mon avis à Karine Papillaud dans un entretien pour le quotidien 20 Minutes : L'iPad déchaîne les geeks mais pas l'édition française : [Extrait: « “C’est plus sur le modèle de diffusion qui sera mis en place, que sur la "machine à lire" et ses performances, que tout va se jouer”, conclut Lorenzo Soccavo. “2010 sera l’année de la recherche en matière de tablettes et de leur prix, et le consommateur jugera, reprend Tessa Destais [conseillère du président du groupe d’édition La Martinière]. Le métier d’éditeur s’attache au contenu qui lui ne change pas: protéger la création et le contenu littéraire fait partie de ses fondamentaux. En matière de livres, numériques ou autres, c’est quand même l’essentiel.”… »]
Je reviens ici sur le rôle que l’iPad pourrait cependant jouer comme accélérateur de la lecture numérique :

L’iPad disruptif ?
A priori, oui, considérant, d’une part, l’indéniable savoir-faire d’Apple, mais pas seulement celui, si souvent et assez justement reconnu, en termes de design et d’expérience utilisateur, mais, surtout, son savoir-faire marketing, qui se rapprocherait de l'ingénierie sociale (orchestration des événements, des plannings et de la communication, du design des produits et des pratiques de commercialisation, visant à modifier à grande échelle les usages culturels de groupes sociaux entiers. C’est ainsi que les aficionados d’Apple, y compris des journalistes professionnels assurent une véritable propagande pro-Apple…) ; a priori oui, considérant aussi, d’autre part, la rupture que fut l’iPod sur le marché des lecteurs MP3, et celle que fut l’iPhone sur celui des smartphones : il est donc ainsi probable que l’iPad sera disruptif sur le marché des nouveaux dispositifs de lecture.
L’iPad pourrait jouer un rôle d’accélérateur de la lecture numérique, la faisant passer du stade de tendance, à celui de pratique culturelle, dans un contexte de baisse de la lecture des livres et de la presse imprimés, d’un désinvestissement de la culture écrite, et d’un maintien du taux d’illettrisme, ce d’une part, et, d’autre part, dans un contexte de développement de nouvelles pratiques de lecture/écriture sur supports informatiques, pratiques demandant des compétences nouvelles par rapport aux imprimés.

Ne pas prendre la pomme pour le pommier !

Cela dit, il ne faut pas prendre la pomme pour le pommier et négliger d’explorer le verger !
Ce passage, d’une lecture de textes imprimés à une lecture-consultation de contenus numériques, pose une batterie de questions qui recouvrent en fait le champ, beaucoup plus large et complexe, des nouveaux usages culturels, de l’évolution des ordinateurs, des dispositifs nomades, des convergences ordinateurs/smartphones et ordinateurs/télévisions, à une époque de transition où l’ergonomie du livre physique resterait, à ce jour et à cette heure en tous cas, l’interface la plus appropriée à ce que nous appelons, depuis plusieurs siècles, la lecture.
Dans ce que l’histoire retiendra comme une troisième révolution du livre (révolution numérique, après la deuxième : la révolution industrielle et la médiatisation, et la première : la révolution gutenbergienne), l’iPad ne sera qu’anecdotique je pense, mais bien en phase cependant avec cette troisième révolution, laquelle, bien davantage qu’au passage de l’ère des manuscrits à l’ère des imprimés, est comparable au passage des rouleaux aux codex. Nous voyons bien que, même si nous établissons des parallèles entre papier et e-paper, les enjeux sont en faits au niveau des nouveaux dispositifs de lecture et de leurs interfaces.
Cela dit, une machine à lire du type de l’iPad, si elle était un dispositif ouvert, pourrait être un tremplin à la créativité de quelques auteurs, des bibliothécaires et des documentalistes, lesquels, d’après ce que je peux en juger, sont, des différents acteurs de l’interprofession du livre, les plus passionnés par les TIC. Et toc ! pour les autres ;-)
Une machine à lire du type de l’iPad pourrait-elle, à terme, générer une nouvelle façon de lire et du coup une nouvelle façon de penser ? (Car pour beaucoup nous pensons encore couramment comme au siècle précédent.)

Une batterie de questions…

L’attente et les espoirs suscités par l’iPad posent en fait une batterie de questions, que nous pourrions ordonner sous trois grands registres :
1. La tablette iPad en tant que dispositif de lecture
2. Quels contenus lire sur iPad ?
3. Quels impacts sur la diffusion-distribution-vente des livres numériques ?

En vrac :
La question des “machines à lire”
Elles doivent répondre aux conditions de la lecture : stabilité et lisibilité…
Quid de l’ergonomie du confort de lecture (tenir le support à une main, ou bien avoir les deux mains mobilisées, possibilité de lecture en marchant, en extérieur, etc. ?).
Quid de la perte de valeur symbolique associée au codex ?
Quid des capacités d’attention, de concentration et de mémorisation par rapport à la lecture sur papier ?

La question des contenus numériques pour l’édition
Quid d’un envahissement publicitaire pour compenser la baisse de prix des contenus numériques par rapport aux contenus physiques ?
Quid de la volatilisation du texte numérisé ?
Quid d’une explosion de la production auto-publiée, sans validation éditoriale ? [Image d’un jardin littéraire avec ses fleurs et ses plantes cultivées, et, un terrain vague, ou, une jungle, ou ?]
Quid d’une lecture multitâche et hypermédia ?
Serait-il pertinent, ou bien serait-il complètement idiot, de se limiter aux livres numérisés homothétiques ? De préserver des îlots ?
Comment gérer la disparition des frontières dans les nouveaux usages : multiplicité des dispositifs de lecture nomade, bibliothèque portative, etc.

La question du circuit de vente des livres numériques
Qui fixera les prix ?
Quels rapports gratuité/abonnements/locations/achats ?
(Malgré ses défauts, un système propriétaire de type iTunes pourrait permettre en partie le passage d’un marché du livre physique payant, à un marché dématérialisé, trop souvent synonyme de gratuité. On le constate avec les téléchargements sur smartphones…)
Questions liées à l’immédiateté de l’accès par rapport à un déplacement pour l’acte d’achat (librairies, kiosques à journaux)…
Questions de la permanence de l’accès (streaming ?) par rapport à la périodicité des publications imprimées…
Quid des nouveaux rapports à la médiation institutionnalisée des éditeurs et des directeurs de journaux ?
Quid d’une lecture nomade omniprésente par rapport aux rythmes et aux lieux de lecture des imprimés (évolution des lectorats, facteurs générationnels, etc.).
Quels impacts à l’éclatement des corporations des arts graphiques et à l’envahissement des UGC (User Generated Content, contenus produits par les lecteurs), à la fin ou à la métamorphose des comités de lecture et de rédaction physiquement rassemblés en des lieux déterminés, etc.
Les éditeurs vont-ils sauter les cases diffuseur/distributeur/librairies pour la vente directe ?

Quid de l’avenir au-delà iPad ?

Au-delà du marketing d’Apple, d’Amazon et de Google, il y aurait nécessité de concevoir de nouvelles technologies dédiées à la lecture.
Nécessité d’accompagner l’évolution des lectorats, et notamment de ses composantes les moins technophiles qui vont se retrouver brutalement face à une offre hypertrophiée et répondant de moins en moins aux critères classiques de la lecture.
Nécessité pour les acteurs du livre de s’investir dans des stratégies de réseaux au lieu d’investir à fonds perdus dans des opérations ponctuelles qui ne tiennent que grâce à des subventions.
Nécessité de redéfinir des vecteurs de lecture et de structurer de nouvelles écluses du lire.
Car si notre souci est l’évolution du livre et de la lecture, alors, la technologie et le marketing ne suffiront probablement pas, qu’on se le dise !

vendredi 5 février 2010

Redéfinir des vecteurs de lecture

En vérité, à travers le prisme de notre interprétation des enjeux et de la perception de nos propres intérêts, c’est, le plus souvent, notre rapport profond (plus ou moins conscient, remontant, à la fois, à notre enfance, et, à notre pratique quotidienne d’aujourd’hui), c’est, pour chacun(e) d’entre nous, notre rapport intime aux livres et à la lecture, qui s’exprime en réalité à travers nos points de vue sur les actuelles mutations du livre et de la lecture.
Les réactions épidermiques priment souvent sur la réflexion (même dans les entreprises je pense ;-)
Je pense en ce moment à celles et ceux qui disent « Oui » au numérique, mais s’exclament qu’ils ne pourraient bien évidemment jamais lire un Grand Auteur (avec des majuscules qui s’entendent), disons, par exemple, Rimbaud ou Balzac, sur un nouveau dispositif de lecture. Ces personnes, de bonne foi et avec lesquelles je partage le plus souvent nombre de mes goûts littéraires et, dans tous les cas, le même amour pour les livres et la lecture, ces personnes me rappellent cependant celles qui disent  : « bien évidemment je ne suis pas sans ignorer que… », pensant ainsi dire qu’elle ne sont pas sans le savoir ;-) Comment, en effet, des auteurs de l’envergure de Victor Hugo ou de Thomas Mann (pour varier les exemples), perdraient-ils de leur génie, seulement en basculant leurs œuvres d’un support à un autre ? Plutôt que de les apprécier véritablement, n’est-ce pas là douter de leur grand art ?
Cela dit, il n’en reste pas moins vrai que les nouveaux dispositifs de lecture évolueraient vers du high-tech (l’iPad d’Apple en serait une preuve), alors que la lecture, telle que nous la pratiquons depuis plusieurs siècles, est une activité qui demande et demandera, je pense, du low-tech.
L'attention, les capacités d'apprentissage et de mémorisation ne sont pas les mêmes sur écran que sur papier. Quid d’une “hyper-lecture” multimédia, zappée et surfée sur la tablette iPad d’Apple ? Même si le logo est une petite pomme sympa, des questions cruciales se posent si nous ne voulons pas finir en compote ;-)
L'expérience de la lecture va se renouveler avec le numérique et ces nouveaux dispositifs, et la balle est dans le camp des auteurs et des éditeurs du siècle.
Mais encore faut-il qu’ils commencent par s’interroger sur les apports réels des nouvelles technologies pour l’écriture et la lecture de livres.

S’interroger sur les apports des nouvelles technologies

Premièrement, s’interroger sur la lisibilité, c’est-à-dire, à la fois, sur le confort de lecture, et, sur la mise en “page” typographique.
Pourquoi ? Parce que lire c’est d’abord regarder. (En 1913 dans une conférence sur le caractère visuel du vers libre, Gide rappelait cette possibilité de faire passer dans l’aspect même de la phrase quelque chose de l’acte qu’elle décrit. La constatation n’était pas nouvelle. Les premiers “vers figurés” du grec Simmias de Rhodes datent de trois siècles avant Jésus-Christ, et non des calligrammes, “idéogrammes lyriques” de 1914 d’Apollinaire.)
Deuxièmement, s’interroger sur le rôle du lecteur dans la lecture.
Pourquoi ? Parce que le texte littéraire doit garder une certaine réticence. Dans Lector in fabula, en 1979, Umberto Eco analysait clairement comment « Le texte postule la coopération du lecteur comme condition d’actualisation. ». L’hypertextualité et le multimédia aujourd’hui possibles sur une tablette comme l’iPad, réactualisent et questionnent autrement la conjugalité auteur/lecteur. Eco précisait dans son essai, qu’« un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif. Générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre ».

L’autre, le lecteur, dont « l’imagination, écrivait Milan Kundera, dans son célèbre : L’art du roman, complète automatiquement celle de l’auteur », et au sujet duquel Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ? précisait que : « l’imagination du spectateur n’a pas seulement une fonction régulatrice mais constitutive ; elle ne joue pas, elle est appelée à recomposer l’objet beau par-delà les traces laissées par l’artiste. ».
(Je ne parviens pas à remettre la main sur mes notes (manuscrites, couic ;-) de l’essai d’Edith Wharton, Les règles de la fiction, paru aux éditions Viviane Hamy en 2006, mais il me semble bien, de mémoire, qu’elles allaient aussi dans ce sens.)
Donc, le lecteur, appelé à « recomposer l’objet beau par-delà les traces laissées ». Mais : les i-traces ne seraient-elles pas trop directives ? Resterons-nous dans des univers romanesques à co-inventer (imaginer), ou bien circulerons-nous dans des œuvres hypermédiatiques aux routes tracées et aux panneaux indicateurs impératifs ?
Contextualiser demain une œuvre par des ajouts multimédias, au contraire d’être un enrichissement, cela ne risquerait-il pas d’appauvrir, de limiter, le génie naturel du lecteur ? De restreindre son imaginaire en l’orientant ?
Personnellement (et n’ayant aucunement la prétention d’être représentatif des lecteurs) : d’une part, quand je me suis plongé dans la lecture d’un roman qui m’a transporté, j’ai ensuite l’impression de l’avoir vu en film, alors qu’il n’en est rien, alors que je l’ai “simplement” lu. D’autre part, les adaptations cinématographiques ou télévisuelles de romans dont j’ai apprécié la lecture m’ont toujours déçu, m’apparaissant plus pauvres que les œuvres romanesques originales. Aussi je pose la question : dans quelles mesures un ajout rich-media peut-il être un enrichissement ?
Comme l’avançait l’auteur québécois Gary Gaignon lors d’un récent échange sur Facebook, il faudrait concevoir la contextualisation multimédiatique comme un enrichissement parallèle (et le mot parallèle est important je pense), c’est-à-dire, explicitait-t-il : « fournir les références et les explications de texte souvent nécessaires à la reconstitution imaginaire du commun des lecteurs qui n’a jamais mis les pieds par là. Exemple […] vous lisez Le Piéton de Paris de Léon-Paul Fargue. Cela ne vous enlèverait rien qu’il y ait tous les liens hypertextuels pour refaire son itinéraire d’origine tout le long d’une visite guidée par l’image et des commentaires historiques… ».
L’exemple est pertinent, mais je reste réservé dès lors qu’il s’agirait, pour moi en tous cas, de relire ainsi La montagne magique de Thomas Mann, ou Belle du seigneur d’Albert Cohen.

Le livre comme vecteur de lecture

Un livre n’est pas exclusivement du contenu ni uniquement un contenant, comme les batailles commerciales actuelles pourraient le laisser croire. C’est avant tout le vecteur d’une expérience de lecture, expérience à chaque fois unique, intime, et force motrice d’une transmission et d’une délégation de la mémoire depuis l’apparition des premiers alphabets.
En marge de ces réflexions il pourrait être éclairant de se rappeler que selon l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme : « 3 100 000 personnes, soit 9 % de la population âgée de 18 à 65 ans résidant en France métropolitaine et ayant été scolarisée en France, est en situation d’illettrisme. » (Rapport ANLCI 2008), et également que le nombre de “grands lecteurs” décroit, et enfin que, de l’avis des spécialistes, la “lecture industrielle” (lecture sur supports informatiques) demande davantage de compétences que la lecture sur papier.
Dans ce contexte, en prospective du livre et de l’édition, une question cruciale se pose : l’extrême contemporain est-il, de fait, exclusivement numérique ?
Des cellules de scénarisation permettraient-elles de répondre à cette interrogation ?
Aujourd’hui, redéfinir des vecteurs de lecture pourrait peut-être permettre de concevoir des livres 2.0, des livres numériques qui seraient autres choses que des livres numérisés ou des animations multimédias.

Les marques des majors de l’édition (ou les groupes auxquels elles appartiennent), les éditeurs indépendants, ont-ils la marge (sic) suffisante pour dépasser l’horizon des contrôleurs de gestion et envisager sous cet angle leur à-venir à moyen terme ? C’est-à-dire tout simplement sous l’angle de l'innovation de produit, de la création par les auteurs et les éditeurs de nouveaux produits éditoriaux. La réponse est oui (pensons aux livres objets, à l’arrivée des codes 2D dans des livres et BD imprimés, aux premiers essais d’introduire la réalité augmentée dans des encyclopédies…), mais un oui encore timide au regard des enjeux et des compétiteurs extérieurs.

Peut-on éditer dans l’extrême contemporain ?

Le piège serait certainement aujourd’hui de s’enfermer dans une logique d’opposition imprimé vs numérique ou vice versa, ou dans un extrémisme du “tout numérique le plus vite possible”.

Aujourd’hui le sentiment de contemporanéité s’effondre avec l’accélération des progrès technologiques, accélération qui, il faut bien l’avouer, rend de plus en plus crédible la théorie de la Singularité ! (« La Singularité technologique est un concept, selon lequel, à partir d'un point hypothétique de son évolution technologique, la civilisation humaine sera dépassée par les machines – au-delà de ce point, le progrès n’est plus l’œuvre que d'intelligences artificielles, elles-mêmes en constante progression. Il induit des changements tels sur l'environnement que l’Homme d’avant la Singularité ne peut ni les appréhender ni les prédire de manière fiable. » Définition Wikipédia).
Comme je l’écrivais ici même en introduction de mon précédent billet : les époques à mutations rapides génèrent des sociétés “fragmentées”, au sein desquelles les changements se diffusent de façon asynchrone.
Ceux qui jadis ont écrit l’histoire du livre et de ses métiers, ou, plus exactement, ceux que l’histoire a retenus et avec lesquels nous écrivons aujourd’hui notre histoire du livre et de ses métiers, ceux-là étaient-ils habités de leur vivant par des sentiments d’innovation, ou n’étaient-ils seulement motivés que par des préoccupations d’ordre économique ? Se vivaient-ils comme des novateurs, comme des précurseurs ? Sans doute pour certains, mais quels étaient alors leurs statuts (à une époque où les médias sociaux n’existaient guère ;-) vis-à-vis de leurs contemporains ?

Nous savons avec certitude, par exemple, que lorsqu’ils ont coexisté à Paris durant l’automne 1871, Rimbaud et Théodore de Banville n’étaient pas pour autant des poètes contemporains l’un de l’autre.
Les tablettes de lecture entrent maintenant dans le contemporain, dans le champ des pratiques, des usages, elles deviennent actuelles. Si ces nouveaux dispositifs de lecture coexistent aujourd’hui avec les livres-codex, comment ne pas s’interroger sur cette coexistence, sur son sens et son destin ?
Faisons une nouvelle fois un détour via la poésie, simplement pour nous aider à saisir l’essentiel. Pour l’essayiste sur la poésie, Jude Stéfan, l’actuel en littérature désigne simplement ce qui s’écrit aujourd’hui, « la littérature usuelle », courante (ce qui pourrait vouloir dire aussi : qui ne se fixe pas, qui ne laissera pas de traces, et se rapprocher d’une production textuelle soumise aux flux numériques. (Quid de la destinée, par exemple, de ce présent texte sur ce présent blog ? L’un de mes passés blogs sur les romans japonais a ainsi, par ma propre volonté il est vrai, disparu à jamais.)
Face aux catégories de la modernité et de la postmodernité, Jude Stéfan définit les avant-gardes comme des « éclaireurs de la littérature » (l’éclaireur, à la fois celui qui éclaire, et celui qui va devant, le précurseur…), et il désigne un extrême contemporain, en paraphrasant ce que Baudelaire jadis écrivait sur le moderne : « la part d’éternel qui affleure dans le passage ».

Le point de localisation de l’extrême contemporain (intéressant à déterminer en prospective selon moi, et c’est bien et uniquement pour cette raison que j’en parle ici), le point de localisation de l’extrême contemporain donc, serait dans ce passage qu’évoque Baudelaire, et où le présent (l’instant et l’actuel) s’effondre, de part et d’autre, c’est-à-dire, tant derrière soi dans le passé, que face à soi dans l’à-venir. (C’est peut-être là ce qui s'appelle : “être sur la brèche” !)

L’interprofession du livre est aujourd’hui sur la brèche et la question qui se pose à elle au fond est la suivante : Peut-on éditer dans l’extrême contemporain ? (Étant entendu que nous n’y sommes pas encore mais que c’est pour bientôt ;-)

N.B. : Il ne s’agit ici que de quelques réflexions appelant le partage. Si vous aussi réfléchissez ou travaillez sur ces sujets, n’hésitez pas à me contacter. Il y aurait alors de grandes chances que vos travaux m’intéressent ;-)

lundi 25 janvier 2010

Ruptures et continuités générationnelles en prospective du livre et de l’édition

Les époques à mutations rapides, c’est connu, génèrent des sociétés “fragmentées”, au sein desquelles les changements se diffusent de façon asynchrone.

Sur ces années charnières du 20e/21e siècle, que nous traversons, les effets de l’essor technologique (notamment avec les (n)TIC), puis, de la financiarisation de l’économie (qui a impacté les maisons d’édition et la diffusion-distribution du livre), ces effets sont aujourd’hui indéniables.

Concernant le monde du livre et de l’édition, je distingue des mutations à plusieurs niveaux :
- Au niveau des pratiques de lecture (et d’écriture) et de leurs usages (qui ont évolué sous l’influence du Web 2.0 puis des smartphones, et ce, pas seulement pour les natifs du numérique…)
- Au niveau des dispositifs de lecture (avec une offre de plus en plus large de terminaux de lecture nomade, des tablettes e-ink/e-paper du type e-reader Kindle d'Amazon, à l'iPad d'Apple…)
- Au niveau du marché du livre (avec notamment la reconfiguration en cours des circuits de diffusion-distribution…)
- Au niveau de la langue (avec les impacts à venir du programme de numérisation de Google, le développement du e-commerce du livre avec Amazon et Apple, face à de jeunes générations de plus en plus anglophones…).

Je liste ces mutations dans leur ordre “d’entrée en scène”, entre guillemets, et, face à elles, je pense qu’il serait peut-être pertinent de prendre en considération certaines ruptures et continuités générationnelles.
Dans une première approche, qui reste à affiner, nous pourrions distinguer (et légitimement prévoir à moyen terme) :
- Un changement naturel des générations de lectrices et lecteurs directement influencées par les mutations ci-avant listées…
- Un changement naturel des générations d’étudiantes d’étudiants aux formations aux métiers du livre et de l’édition, puis, un renouvellement générationnel (plus lent) des enseignants.
- L’arrivée de nouveaux jeunes professionnels au sein des maisons d’édition notamment, et la création, face aux maisons entre guillemets “historiques”, de start-up d’édition “pure player“ (nous en voyons déjà quelques-unes depuis le débarquement du iPhone comme terminal de lecture…).

Ces changements sont naturels et, naturellement, ils sont actuellement en cours. Je le constate régulièrement à mon niveau avec les nombreuses étudiantes et les étudiants qui me contactent spontanément.
En la pondérant avec les différences au niveau de leurs objectifs et de leur ancienneté, une étude comparative des profils des membres de l’Association des professionnels de l’édition (APE), et, de ceux du Syndicat national de l’édition (SNE), serait également peut-être éclairante ( ?).
Au niveau des lectorats, nous pouvons penser que les lecteurs qui ont aujourd’hui une trentaine d’année, et qui ont fait leurs apprentissages et leurs débuts de lecteurs sur des livres papier imprimés, resteront, au moins en partie, attachés à cette interface de lecture durant leur vie (c’est-à-dire une cinquantaine d’années en moyenne si l’on fixe l’espérance de vie à 80 ans). Ce marché, cumulable (et/ou qui recoupe partiellement ou totalement ?) celui de l’impression à la demande, n’est pas à négliger pour les papetiers et les imprimeurs.
Les ruptures générationnelles que nous pourrions discerner a posteriori, et qui seraient la résultante des mutations combinées que j’ai précédemment listées, s’opèreront, je pense, dans le fil de la continuité générationnelle naturelle.

Les industries graphiques devraient aussi je pense, prendre davantage en compte dans leurs stratégies de développement, une nouvelle génération d’entreprises : Google (société fondée en septembre 1998), Amazon (fondée en juillet 1995), Apple (fondée en avril 1976), multinationales qui n’existaient pas il y a seulement une quarantaine d’années (et une quinzaine dans le cas de Google !), et qui sont toutes par ailleurs de culture et de langue anglo-saxonnes. (Comme le sont également la grande majorité des sociétés qui développent de nouveaux dispositifs de lecture.)
Bien évidemment les professionnels des industries graphiques n’ont pas attendu la publication de ces lignes pour connaître et se soucier de l’existence de ces nouvelles entreprises. Mais, si elles s’y intéressent en termes de marchés et de technologies, ont-elles introduit dans leurs réflexions stratégiques cette dimension prospective ?
Selon moi les ruptures et les continuités générationnelles sont à prendre en considération, dans le cadre de la prospective du livre et de l’édition, dans le sens où les principaux enjeux ne sont ni financiers ni technologiques, mais : humains et culturels. (Principale raison, peut-être, pour laquelle la prospective du livre et de l’édition serait snobée par les acteurs du marché du livre ?)

Les enjeux sont d'abord humains, car l’économie actuelle du livre est intégralement basée sur la matérialité physique du livre papier relié et imprimé, que c’est là un secteur capital de l'industrie et de l'économie culturelles de notre pays et que des milliers d'emplois sont en jeu. De ce point de vue, il est légitime que les syndicats et les organisations professionnelles fassent ce qui n’est au fond que leur devoir. Mais il serait surtout urgent d’adapter la formation continue des professionnels d’aujourd’hui, et les formations en cours de ceux de demain.
Les enjeux sont également culturels, car le découplage des contenus et des supports, le développement d'une diffusion multicanal multisupport, posent des questions multiples et complexes, comme celles de la conservation du patrimoine écrit, de la sauvegarde des données, de l’intégrité des œuvres littéraires, des facultés d’attention et de mémorisation des lecteurs, etc.
Au terme de quelques générations, la lecture pourrait muter, et engendrer des bouleversements dans la culture et la pensée occidentales, aussi conséquents que lors du passage de la lecture à haute voix à la lecture silencieuse.

Je pense que deux mouvements de fond devraient émerger plus distinctement, se rencontrer, puis s'épauler l'un l'autre.
- Premier mouvement = de nouveaux entrants extérieurs, étrangers au milieu du livre, vont venir bousculer les pratiques et le marché.
- Deuxième mouvement = au sein même des métiers traditionnels du livre, le renouvellement des générations va doper l'interprofession de l'intérieur.
Les crispations que nous commençons à ressentir dans le climat social de l’édition et du marché du livre, ne viennent pas seulement de la crise économique et du passage (partiel, total ?) de l’imprimé au numérique, mais viennent, en partie au moins, de l'asynchronisme de ces deux mouvements. Le premier est rapide, boosté par Google, Amazon… Le second est beaucoup plus lent, ralenti par de vieux réflexes corporatistes.
D’où l’utilité qu’il y aurait peut-être à prendre davantage en considération, dans le cadre d’une démarche prospective, les ruptures et les continuités générationnelles.

N.B. : Il ne s’agit ici que d’une première approche sans prétention de ces questions, de quelques réflexions appelant le partage. Si vous réfléchissez ou travaillez sur ces sujets de sociologie de l’innovation, de ruptures et de continuités générationnelles par rapport à la lecture, au livre et à son marché, n’hésitez pas à me contacter. Il y aurait alors de grandes chances que vos travaux m’intéressent ;-)

[Illustration : “Internet est important pour se sentir intégré dans notre société” – Source : La diffusion des TIC dans la société française La Génération Y – Julien Pouget.]