lundi 27 mai 2013

Lecture d’un Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature

[N.B. été 2019 : l'auteur de l'ouvrage concerné ci-dessous m'ayant fait savoir clairement qu'il avait désapprouvé mes impressions de lecture je n'ai fait, par pure politesse, que signaler de la manière la plus neutre possible sa plus récente publication et m'abstiendrai à l'avenir.
Je rappelle que ce blog n'est en aucun cas un blog de critiques ou de recensions de livres, mais un espace personnel indépendant dans lequel je me fais l'écho de mes propres recherches sur la prospective et la mythanalyse de la lecture et des travaux qui s'y rattachent.] 
  
C’est d’abord le titre qui m’a accroché. Depuis l’adolescence je suis en effet un lecteur obsessionnel, principalement de romans que je considère comme des chantiers de la subjectivité et des laboratoires de “la vraie vie”.
J’ai donc lu, il y a quelques semaines déjà, ce livre de Jean-François Vernay, enseignant et essayiste littéraire, récemment paru aux éditions Complicités, sous ce titre : Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature.
 
Ces dernières semaines, avec le travail du temps et son lot de nouvelles lectures, ces dernières semaines m’auront finalement sans doute été bénéfiques pour prendre un certain recul et être peut-être moins critique que je ne l’aurais été à la fermeture de l’ouvrage.
Dans cet essai Jean-François Vernay a pour ambition de nous faire partager sa conviction de lecteur et d’enseignant que la lecture est chose sensible et qu’il serait temps de réhabiliter l’affectivité dans une pratique en partie gouvernée par l’émotivité conjuguée des auteurs et des lecteurs.
C’est ce qui fait que j’ai eu envie de le lire et que j’en recommanderais la lecture malgré les quelques réserves que je vais exprimer dans la suite de ce “post”.
  
Rapprocher la sensibilité et la réflexion
 
« Mon approche, précise l’auteur en fin d’ouvrage, aspire à réconcilier le lecteur professionnel [auquel il s’adresse prioritairement] qui se fait attentif aux diverses techniques romanesques et le lecteur amateur qui s’abandonne plus volontiers à la jouissance du texte. Le lecteur professionnel qui procédera à une analyse psycholittéraire sera invité à communiquer le plaisir que lui a procuré le texte littéraire et à rendre justice à la chair des mots en proposant des analyses textuelles qui engagent autant sa réflexion que sa sensibilité. » (p. 94).
Les axes qu’il finit par définir, et qui pourraient chacun être l’objet d’un essai, sont ainsi :
- Réhabiliter la subjectivité,
- Prendre en compte la jouissance esthétique,
- S’intéresser aux divers positionnements de la philosophie sur le roman,
- Tirer des enseignements des théories de la psyché et intégrer les avancées des neurosciences,
- Prendre la mesure des affects dans l’interprétation, la conception et la réception de l’œuvre littéraire.
Tout un programme ! Et auquel j’adhère.
 
Il aurait été, en effet, fort intéressant qu’il soit développé dans ce plaidoyer où il n’est finalement pas véritablement question, ni de régrédience (position pulsionnelle réceptive passive et hallucinatoire de la lecture immersive, qui fait que les mots lus font images pour le lecteur captivé), ni d’abréaction (réduction de la tension émotive).
Vincent Jouve allait bien plus loin en avançant lui l’idée que : « Si, donc, les structures textuelles maintiennent en éveil la conscience critique du lecteur, le retour du refoulé dans la lecture conduira à la progression et non à la régression. Au lieu de revivre servilement une scène « identique », le lecteur pourra se réinvestir différemment dans une « même » scène. La lecture de certains textes permet ainsi des « effets en retour » qui rendent possible l’ « abréaction » […] décharge émotionnelle par laquelle un sujet peut se libérer des traces en lui d’un événement traumatique. » (La lecture, p. 103, Hachette éd.., réédition de 2006).
  
Un essai à transformer !
 
Pour un public de lecteurs obsessionnels, d’enseignants du secondaire, de lycéens très motivés ou d’étudiants en littérature, l’essai de Jean-François Vernay a le grand mérite d’être plus abordable que nombre d’ouvrages universitaires qu’il cite sans retenue.
Je ne peux cependant m’empêcher d’établir un parallèle entre son livre et la synthèse que je viens d’évoquer du chercheur en théorie littéraire Vincent Jouve, plus sobrement titrée : La lecture, et proposant en 1993 aux éditions Hachette un tel panorama des théories de la lecture des œuvres littéraires depuis les années 1970.
Théories et pratiques de la lecture littéraire, sous la direction de Bertrand Gervais et Rachel Bouvet, paru en 2007 aux Presses de l’Université du Québec fait de même état des recherches conduites par le Groupe de recherche sur la lecture (GREL) de l’Université du Québec à Montréal et qui ont eux : « abordé la lecture comme un processus dynamique, d’abord et avant tout, comme une activité mettant en présence un lecteur singulier et un texte singulier. Le point de départ était simple : la lecture met en jeu un ensemble de processus qui se complexifient en se déployant. Elle ne doit pas être conçue comme un geste unique, toujours équivalent, toujours parfait, mais comme un équilibre particulier et à chaque fois renégocié entre ses divers composantes, qu’elles tiennent à la manipulation, à la compréhension ou à l’interprétation des textes. » (p. 1).
Au-delà sa louable intention, ce qui peut faire l’intérêt de ce plaidoyer est son véritable florilège de citations, mais qui devient cependant agaçant parfois lorsque l’auteur cite un auteur qui cite un autre auteur. Cette mise en abyme apporte peu à un lecteur professionnel et égare un lecteur amateur.
  
Revaloriser le statut de lecteur
  
Dans cette sphère des lecteurs professionnels à laquelle appartient l’auteur ces questions sont connues. Le véritable enjeu serait maintenant de porter ce juste plaidoyer dans l’agora des lecteurs.
Il faudrait pour cela élargir son horizon et véritablement se rapprocher et s’adresser au « lecteur amateur qui s’abandonne plus volontiers à la jouissance du texte. ».
Peut-être que Jean-François Vernay et moi n’avons simplement pas les mêmes références. Si j’enseigne, je ne suis pas pour autant enseignant, si j’ose dire estampillé “éducation nationale”. Aussi ai-je été surpris de ne trouver dans un livre qui en moins de cent cinquante pages accumule autant de citations, aucune référence à, par exemple, l’essai de Nancy Huston : L’espèce fabulatrice, ni à celui de Frédérique Leichter-Flack : Le laboratoire des cas de conscience, alors que tous deux auraient, je pense, bien illustré les arguments de notre auteur tout en ouvrant des perspectives à ses lecteurs.
Rien non plus sur la bibliothérapie, ni sur les travaux de Stanislas Dehaene, auteur du fameux Les neurones de la lecture, alors qu’auteur et éditeur annoncent pourtant l’ouvrage comme plaidant « pour une réflexion nouvelle concernant l'émotion en littérature à partir du progrès important des neurosciences ces dernières années. » ( ?).
En s’extrayant de l’actuelle mutation des pratiques de lecture cet ouvrage, par ailleurs pas inintéressant, reste malheureusement dans le pré carré des études littéraires. Se voulant érudit il néglige des sources et des ressources qui auraient enrichi son propos.
Comment ignorer que les lecteurs amateurs, ceux là qui se laissent emporter par leurs lectures sentimentales, se déguisent aujourd’hui en auteurs et que des industriels du divertissement travaillent à rentabiliser leurs pulsions créatrices (lire par exemple Ebooks : Kindle Worlds, le boulet de canon d’Amazon).
Comment ignorer que les technologies immersives vont bientôt rendre possible une véritable plongée du lecteur dans la fiction (lire par exemple : Autre côté de l'histoire, autre côté du miroir ).
  
Au fond, c’est un peu dans ce livre comme si Jean-François Vernay souffrait quelque part de l’aridité universitaire sans pouvoir cependant véritablement s’en défaire et exercer pleinement sa liberté d’esprit et… de lecteur.
Attendons la suite…
Réhabiliter la subjectivité, prendre en compte la jouissance esthétique, s’intéresser aux divers positionnements de la philosophie sur le roman, tirer des enseignements des théories de la psyché et intégrer les avancées des neurosciences, prendre la mesure des affects dans l’interprétation, la conception et la réception de l’œuvre littéraire, dit-il.
Tout un programme ! Et auquel j’adhère.
 

dimanche 19 mai 2013

Ce qui change vraiment dans "la chaine traditionnelle du livre"

Un étudiant m'interroge notamment sur le point suivant : "À votre avis, quels sont les trois changements les plus marquants qu’a entraîné le développement de l’édition numérique dans la chaîne traditionnelle du livre ?"
Cette question m'a incité à réfléchir sur les changements profonds, ce qui monte et lentement prend forme derrière l'éphémère de l'actualité, le flux et le buzz.
Voici donc ma réponse : 

1 — Un début de réactions aux abus de position dominante d’un certain nombre d’éditeurs contrôlant et régulant le marché du livre par une mainmise sur la diffusion.
A tous les niveaux l’édition numérique permet en effet l’exercice d’une autonomie plus grande et, au moins illusoirement, un accès plus facile aux marchés potentiels. Des auteurs, avec l’autoédition, aux lecteurs avec des formes de partage ou de « piratage », en passant par les éditeurs avec le recours croissant à la vente directe… D’où actuellement des tensions interprofessionnelles de plus en plus fortes, un accroissement du lobbying (
en voir par exemple un résultat récent ici !), de nouvelles offres de formations initiales et continues (voir par exemple l’ESTEN), l’émergence d’une édition pure-player (voir ici) et d’incubateurs dédiés (exemple), et aussi la montée de nouvelles formes de contestation chez des auteurs (Collectif Le Droit du serf).

2 — Une attractivité renouvelée de la lecture notamment auprès des jeunes lectorats et/ou de leurs prescripteurs naturels (parents et enseignants) via les "livres" applications (lesquels produits cependant ne sont pas viables je pense à court terme pour l’édition pure-player, et avec l’évolution des nouveaux dispositifs de lecture pourraient connaitre le sort des encyclopédies et autres sur Cédéroms…).

3 — L’émergence des lecteurs en tant que groupe social au même titre que les consommateurs d’autres biens, avec des droits légitimes (
voir ici) et développant des stratégies de contournement et de consommation solidaire en réponse aux abus du marché (voir ici).
  

vendredi 3 mai 2013

Le livre et la lecture suivront-ils ?

J'ai eu le plaisir d'assister hier soir au plateau média de La Gaité Lyrique (numérique plutôt en fait) de Paris à une soirée de Strabic.fr, revue de recherche en design, présentant entre autres les travaux de Sandrine Nugue, jeune typographe, et créatrice d'un caractère pour une lecture rapide et intuitive des sous-titres  (voir illustration) et qui pourrait bien, pourquoi pas, s'adapter à l'édition numérique, ou en tous cas initier des recherches dans ce sens.
Son Mémoire traitant d'une approche de la typographie et des mécanismes cérébraux de la lecture s'inspire notamment des travaux de Stanislas Dehaene, psychologue cognitif et neuroscientifique, auteur du célèbre Les neurones de la lecture, paru en 2007 aux éditions Odile Jacob.
 
Pour Sandrine Nugue : "Les hommes sont de bons lecteurs, mais ne l’ont pas toujours été. Nous avons recyclé une partie de notre cerveau, en détournant la fonction première de l’occipito-temporal ventral gauche qui permet la réception des formes visuelles. Nous avons ainsi établi des alphabets, qui assemblés, constituent des mots, des phrases, du sens.
Au cours de ces 5400 dernières années, ce système ingénieux a principalement évolué de manière intuitive afin d’optimiser l’acte d’écrire et de lire. Aujourd’hui, nos modes de lecture changent à travers la diversification des supports. J’ai choisi
, écrit-elle, d’interroger la lecture en réévaluant nos habitudes, même au prix de certaines perturbations, parfois bénéfiques. Il m’a semblé essentiel de comprendre notre manière d’appréhender les formes, en tant que manipulatrice de signes, tout autant que lectrice. Je me suis donc penchée sur les mécanismes cérébraux de la lecture à travers des recherches en psychologie cognitive, tout en développant en parallèle un dessin de caractères."
 
Le design éditorial est à notre époque d'e-incunables ce que fut la typographie aux débuts de l'imprimerie.
La lecture sur écran (liseuses, tablettes...) devrait je pense susciter davantage de travaux, à la fois sur l'adaptation typographique et sur les procédés d'affichage, par exemple, en rompant avec la linéarité du manuscrit et de l'imprimé. Je pense notamment à de possibles adaptations du procédé RSVP (Rapid serial visual presentation) où les caractères sont projetés un à un.
Apparemment l'innovation pourrait venir des recherches pour les sous-titrages de films et de la mise au point de lunettes vidéos. Les nouveaux dispositifs de lecture, le livre et l'édition suivront peut-être...